Le vrombissement de la balayeuse urbaine réveilla Abeline.
Allongée sur un banc, la jeune femme sortit la tête de son sac de couchage. Elle jeta un regard sévère sur le véhicule de nettoyage qui s’affairait autour du square. Puis elle s’étira. Ses grands yeux ronds fixèrent le feuillage automnal du châtaignier sous lequel elle venait de passer la nuit. Elle songea en cet instant aux forêts séculaires que l’homme avait détruites au cours des temps afin d’ériger des cités de bois, de pierre, de béton et de métal. Des villes aujourd’hui construites à l’aide de matériaux composites. « Au nom de la modernité ! », maugréa-t-elle.
Abeline ressentait une profonde aversion pour les innovations. Par réaction contre sa mère, chercheure en nanotechnologie dans un grand groupe industriel. La fille unique s’était affranchie du modèle maternel. Et des sempiternels conseils qui vont avec. Malgré ses excellents résultats scolaires elle avait décidé d’interrompre ses études. Puis un jour, elle avait levé l’ancre. Sans itinéraire préétabli. Sans destination précise. Toutefois, en poursuivant toujours le même but. Ne jamais rester au même endroit. Toujours partir.
Abeline s’extirpa de son duvet. Craignant de chanceler, elle resta un moment assis sur le bord du banc. Elle sortit une pomme de son petit sac à dos qu’elle avait glissé par précaution au fond du duvet. Elle croqua le fruit avec ce qu’il lui restait de dents en bon état.
Ayant repris des forces, elle se dressa sur ses longues jambes arquées. Sans vaciller. Elle vérifia que son livre se trouvait bien dans la poche intérieure de la veste de ski noire qui lui avait été généreusement donnée dans une antenne de la Croix-Rouge. Elle fut rassurée. Elle pouvait bien perdre n’importe quoi. Ses papiers d’identité ou sa brosse à dent. Cela lui était indifférent. Hormis ce livre.
Elle empoigna tout son barda et s’élança d’un pas décidé. Elle s’engouffra dans la première station de métro venue. « Quitter cette maudite ville !», grommela-t-elle.
Malgré l’affluence, Abeline put s’asseoir dans une des voitures.
Elle profita du reflet de la vitre pour examiner son visage. Puis elle détourna la tête. Elle se mit à observer les autres. Ceux qui défendaient coûte que coûte leur Métro, boulot, dodo. Chaque jour. « Quelle mélancolie ! », jugea-t-elle intérieurement. Ne pouvant plus soutenir les regards vides d’expression de ces âmes conditionnées, elle s’assoupit.
Un brouhaha fit tressaillir la jeune femme. La voiture se vidait. La rame n’allait pas plus loin. Dès qu’elle fut sortie de la station de métro elle s’approcha d’un panneau d’affichage qui exposait le plan d’un morceau de la ville. Elle examina avec attention ce qui était devenu à ses yeux indispensable à sa vie nomade. Son GPS à elle. Son « Grand Plan de Survie », aimait- elle le nommer.
Une petite zone bleue en forme de banane qui figurait sur la carte hypnotisa celle qui avait toujours éprouvé une réelle fascination pour les étendues d’eau de toute sorte.
L’idée d’aller rejoindre ce lac séduisit de suite Abeline.
Voilà presqu’une heure qu’elle longeait un sentier sinueux et bordé d’arbustes épineux. Elle était impatiente de voir le lac. Elle accéléra la cadence. Des perles de sueur ruisselaient le long de son front et de ses joues. Quand elle aperçut au loin les premiers contours du lac, elle se figea. Elle frissonna légèrement. Son cœur palpitait. Puis elle se mit à courir.
Lorsqu’elle atteignit le rivage, Abeline crut rêver. L’épaisse brume qui recouvrait la surface de l’eau s’estompait au fur et à mesure que les rayons du soleil réchauffaient l’atmosphère. Le spectacle qui s’offrait à elle était magique.
La jeune randonneuse repéra un endroit assez douillet pour s’y reposer. Elle déposa ses affaires. Elle quitta ses chaussures afin de soulager ses pieds couverts d’ampoules. Elle ôta sa veste et son pull-over. Elle fouilla son sac à dos. Le morceau de pain rassis et la petite bouteille d’eau à demi remplie lui suffirent.
Puis Abeline s’allongea. Sa peau était moite, ses cheveux poisseux. Mais elle se sentait si bien. Au bord de ce lac. Les yeux tournés vers le ciel azuré, elle ne mit pas longtemps à sombrer dans un profond sommeil. Le soleil à son zénith veillait sur elle.
Des cris la firent sursauter. Il s’agissait d’un canoë. Les trois jeunes adolescents qui ramaient si maladroitement manquèrent de faire chavirer l’embarcation.
Cette scène lui fit songer à son père. Il lui manquait tellement. Il était porté disparu depuis une dizaine d’années. Disparu au cours d’une traversée en solitaire. On n’avait retrouvé aucune trace. Ni de lui ni de son bateau. Une cruelle destinée qu’à l’aube de ses quinze ans Abeline avait eu beaucoup de mal à accepter. Et qu’elle portait encore comme un fardeau.
Perdues dans ses rêveries, elle ne s’était pas rendu compte que le canoë avait disparu. Elle sécha ses quelques larmes qui devenaient de plus en plus rares au fil des ans. Elle avait appris à s’endurcir. Et à se protéger aussi. Grâce à ce livre.
Elle prit sa veste et en sortit l’objet précieux qui était devenu son compagnon de route. Le livre d’un petit format avait subi des détériorations successives. La couverture était dans un piteux état. Tachée, décolorée. On ne voyait même plus le titre ou le nom de l’auteur. Les pages n’avaient pas été épargnées non plus. Toutefois, l’ensemble restait lisible.
Abeline ouvrit au hasard le livre. Elle tomba sur un extrait qu’elle connaissait bien. Elle s’apprêta à le lire. Mais elle referma précipitamment le livre. Elle se rhabilla avec hâte et attrapa son sac à dos. Son envie de repartir restait plus forte.
A l’intersection de quatre chemins de randonnée, Abeline s’immobilisa devant des panneaux de signalisation de couleur jaune. Sauf à rebrousser chemin, elle devait choisir la destination.
Or quand elle lut ce qui était inscrit sur une des pancartes elle n’hésita pas un instant. Cela ne pouvait pas mieux tomber.
Quand elle pénétra dans le village, elle fut d’emblée charmée par l’enfilade de stands dressés à la gloire du livre. « Je passerais bien volontiers une nuit blanche si je pouvais m’acheter un ou deux livres », gambergea-t-elle. Mais quand elle jeta un coup d’œil sur les prix affichés, elle réfréna son envie.
Cela ne l’empêcha pas de faire le tour des libraires. De fureter ici et là. Sans intérêt particulier. Car tout était susceptible de l’intéresser. Son éclectisme lui conférait cette disposition d’esprit qui lui permettait de passer d’un Proust à un San-Antonio. D’un ouvrage scientifique à un recueil de poèmes.
Un libraire observait Abeline depuis un moment. Ni soupçonneux ni craintif du fait de l’allure de la jeune femme, l’homme semblait plutôt intrigué. Il était surpris de voir celle-ci dévorer des yeux ses livres. Etonné qu’elle ne réclamât rien. Ni argent ni nourriture.
Il lui demanda d’une voix monotone et presqu’inaudible si elle souhaitait être conseillée dans son choix. La jeune femme haussa les épaules. Puis elle lui pria d’un ton assuré de lui indiquer où se trouvaient les ouvrages de poésie. Il pointa le doigt vers le bac qui se situait à l’extrémité de son stand. Elle le remercia d’un signe de la tête.
Elle consacra un moment à ce rayon en oubliant que le soir approchait et qu’il fallait avant la tombée de la nuit trouver un endroit pour dormir. Que ce soit un abribus ou un local vide qu’elle n’hésitait pas à squatter de temps en temps.
Alors quelle s’apprêtait à quitter le coin des poètes, son attention fut retenue par un ouvrage. La vue de la couverture illumina son visage. « C’est le même ! », ne put-elle s’empêcher de crier. Des gens se retournèrent et la dévisagèrent. Mais Abeline n’y prêta pas attention. Elle s’enferma dans sa bulle protectrice. Elle tourna et retourna l’ouvrage. L’état général de ce dernier était plutôt bon.
Alors qu’elle commençait à feuilleter l’exemplaire, un bout de papier s’échappa de celui-ci puis tomba en tourbillonnant, à la manière des fruits de l’érable champêtre, qu’on nomme des hélicoptères. L’aéronef de circonstance atterrit sur la chaussure usée de la jeune femme. Après avoir remis le livre du libraire à sa place, elle se baissa et saisit le bout de papier entre le pouce et le majeur. Avec délicatesse, elle prit son temps pour le défroisser.
Les quelques mots écrits en style télégraphique, Abeline les lut et relut, indéfiniment. La jeune femme ressentit une profonde admiration mêlée à de la tristesse. Elle plongea la main dans la poche de sa veste. Elle en sortit son livre-fétiche. Elle y inséra le bout de papier.
Des souvenirs d’enfance émergèrent à nouveau. Abeline serra très fort le livre contre son cœur.
FIN
Bernard B
Cette nouvelle est la dernière d’une série de treize, écrites en 2012. Un bel et unique objet-livre, rassemblant ces nouvelles, a vu le jour. Son titre : « Voyages intérieurs ». Maquette, façonnage et impression ont été achevés en décembre 2013 par Martin Barraud.
On la sent bien, on la suit bien aussi. Beaux moments de l’éphémère, une fin qui soulève pour moi davantage de joie que de questions.
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