L’île du peuple

Derrière moi, la rue Etienne Etiennez s’étire à travers plusieurs îlots parsemés de vergers à l’imminente floraison. Citronniers, amandiers et oliviers parfument déjà les villages environnants, ceux de Barbin et des nombreuses îles du centre de Nantes.

Je suis assis au bord de l’Erdre, halte bien méritée après ma balade matinale quotidienne. Je suis en position du lotus. Je me laisse paisiblement bercé dans une méditation, mes sens tenus en éveil, mes muscles prêts à être stimulés. Puis j’enchaîne quelques postures. Je m’installe dans celle du cobra, saluant le soleil. Il fait déjà vingt degrés Celsius en ce début du mois de décembre.

Au bord de l’autre rive, un héron cendré s’ébroue, perché sur une épave de voiture devenue le vestige d’un mode de vie délaissé peu à peu depuis les années deux mille trente.

En amont de la rivière, un troupeau de triporteurs, quadricycles, tandems et vélos-cargos franchissent une assez grande passerelle de bois qui frissonne à leur passage.

Un bourdonnement se fait entendre. Je lève les yeux, un drone de surveillance et de prévention flotte au-dessus de moi puis glisse soudainement vers le pont du Général de la Motte-Rouge.

Je me lève. Je m’apprête à retourner chez moi, sur l’île de Versailles rebaptisée l’île du peuple par ses habitants lors de la dernière consultation citoyenne locale. 

Je longe le boulevard Van Iseghem. Il est bordé d’interminables fils où sont suspendus draps, toiles et linges de toutes sortes. Je salue une amie, abandonnée dans sa chaise longue, un livre à la main. Son lieu de vie est un bateau, comme beaucoup d’autres personnes habitant les centaines de péniches amarrées les unes aux autres sur les rives de l’Erdre. Awena est l’une des animatrices de l’atelier partagé où on l’on peut travailler le bois, sur l’île du peuple.

Je tourne à droite, remonte lentement le boulevard Amiral Courbet. Derrière moi se déploie, dans la continuité du pont de la Motte-Rouge, le phalanstère de Waldeck Rousseau.

Je descends deux escaliers pour aller recharger ma gourde de deux litres au réservoir d’eau communal qui se situe en bas de la rue de la Fontaine de Barbin, à l’endroit où se dressaient autrefois un poste de police et une prison. Il reste encore des crédits sur ma carte-ressource en eau potable.

Je perçois un bourdonnement que j’identifie de suite. Celui d’un drone de surveillance et de prévention. Je crois surprendre sa course furtive au-dessus des toits du village de Barbin.

Je reviens sur mes pas et me dirige vers la rue de l’Ouche de Versailles. La rue a retrouvé sa vocation étymologique de jardin ou terrain de bonne qualité, de bonne terre à labourer. Trois petites fermes urbaines occupent l’espace d’un ancien grand entrepôt de fournitures scolaires qui avait lui-même remplacé deux usines de confection d’uniformes militaires, fermées en 1970. L’ancien garage Citroën a été transformé en atelier partagé où les Barbinoises et Barbinois viennent réparer leurs tandems, quadricycles et autres vélocipèdes collectifs.

Je prends à gauche la rue de Châteaulin. L’ancien domaine noble, dit du même nom, a depuis si longtemps disparu du village de Barbin. 

Ce village a été totalement redessiné par ses habitants, devenus adeptes de l’auto-construction et d’un modèle issu du mouvement des castors créé il y a un siècle.

La rue de Châteaulin débouche sur un quai de l’Erdre.

L’île du peuple, qui n’est plus l’île de Versailles, est à portée de main. Avant d’emprunter une passerelle pour y accéder, je laisse passer le tramway Nantes-Atlantique en provenance de Sainte-Pazanne, village côtier.

Je m’arrête un instant au milieu de la passerelle. Je scrute le ciel, son flot de nuages cotonneux, accrochés les uns aux autres, fiers et solidaires, flottant au gré d’un paisible vent du sud-ouest. Puis mon regard se tourne vers la rivière.

Quelques déchirures végétales viennent troubler la surface de l’eau légèrement froissée.

L’île du peuple s’étend sur environ un hectare et soixante-dix ares. Sa forme ressemble à une demi-lune. C’est l’une des nombreuses îles du centre de Nantes.

Plus de deux siècles après qu’Ange Guépin souhaite en faire un jardin public, des habitants se sont unis pour y bâtir un village et des communs.

Sur l’île du peuple, la vie est harmonieuse et le fruit d’une organisation bien pensée. 

Sur cette moitié de planète où je vis, un village de petites maisons, construites et aménagées par ses résidents, y est installé. Le jardin japonais d’antan a laissé sa place à des jardins collectifs. Les habitants-cultivateurs y font pousser plusieurs espèces légumières grimpantes. Haricots et tomates y côtoient pois, concombres, courges, melons et pastèques. Toutes les générations participent à la cueillette.

L’île du peuple s’inspire de mouvements convivialistes qui ont essaimé après 2027, l’année de la grande insurrection. 

L’île dispose d’une bibliothèque où sont organisés des ateliers d’écriture et où se tiennent des conférences gesticulées d’éducation populaire.

Dans cette bibliothèque on y trouve de tout, des guides pratiques mais aussi des essais, des romans et même de la poésie dont la plupart des références ont disparu à la fin des années 2020, suite aux mouvements rétrogrades de la censure littéraire. 

Tant de livres ont péri dans des autodafés fanatiques et démoniaques !

D’autres espaces créatifs fleurissent sur cette île du peuple. Ici, un atelier partagé pour y travailler le bois, là un atelier de cuisine. Ou encore un atelier de réparation et de transformation d’objets hétéroclites. J’observe avec un certain amusement un petit groupe d’enfants s’affairer autour de ce qui ressemble, du moins pour ce qu’il en reste, à un drone.

La transmission des savoirs théoriques et pratiques a lieu au centre de formation citoyen intergénérationnel. Cet espace qui jouxte la bibliothèque est ouvert aux villages voisins. Un comité tournant anime le centre de formation. Cette année, j’en fais partie.

L’île du peuple est autonome en eau, seulement pour les cultures. Les habitants dépendent des réservoirs d’eau potable de la ville. 

Les îliens ne sont pas totalement autosuffisants en denrées alimentaires ou en énergie. Ils peuvent s’approvisionner aux champs des villages situés à l’Est de Nantes. Une forêt d’éoliennes filiformes, couvrant une partie de l’Ouest de la ville, pourvoie aux besoins énergétiques de beaucoup de villages.

Je regagne ma mini-maison pour y chercher un livre et le rendre à la bibliothèque. 

À travers l’une des fenêtres de ma maison, j’aperçois très distinctement une affichette de bois accrochée à un poteau. En grandes lettres sont gravés ces deux mots : Nantes 2049. En sortant de chez moi, à la fois impatient et excité, je m’approche de l’affichette de bois, pour y lire les détails, les relire puisque je suis déjà bien au fait de l’événement.

Les habitants vont se réunir en soirée dans la grande salle commune située à la pointe de l’île.

Je me suis rassuré, à la fois confiant et serein. Je me suis persuadé : « Tu n’as rien à craindre d’un énième concours d’éloquence à la nantaise ! » Je suis déterminé et motivé, enfin prêt à exposer ma candidature devant un jury intergénérationnel, en vue de l’élection annuelle du comité citoyen des habitants de l’île du peuple. Je ne me mets pas la pression. Et j’espère très fort, si j’ai la chance d’être sélectionné, que le tirage au sort validera mon élection !

L’élection promet d’être aussi une belle soirée festive. S’annonce une nuit blanche tissée de musiques et de chants, de palabres à refaire le monde, à philosopher ou à clamer des textes issus du cercle des poétesses disparues.

Un drone de surveillance et de prévention bourdonne au-dessus de moi. Je perçois également des voix, de façon assez confuse au début, plus clairement ensuite. Eh ho ! Eh ho !

Dune et Donovan me lancent de concert : « Ouh ouh ! Papounet ! Papoute !  Tu nous racontes ? Alors, tu nous racontes encore une fois ? Encore, encore !»

Je les regarde malicieusement.

– Oui, oui… Bien, bien… Désolé, je me suis perdu dans mes souvenirs ! Ah ! Cette fameuse année 2049 ! Quelle époque ! Vous savez, j’avais soixante ans, l’âge que vous avez aujourd’hui… J’étais jeune ! Ah ah !

– Vas-y, dis-nous tout !

-Bon, j’y vais, et cette fois-ci à la manière des contes de Perrault…Il était une fois l’île de Versailles rebaptisée l’île du peuple. La vie y était harmonieuse et le fruit d’une organisation bien pensée…

FIN

Bernard B

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