Archives mensuelles : avril 2020

Une journée sans

Cette année, je crois qu’un rien me ferait plaisir. Rien qu’une semaine. Un séjour organisé. Oui, mais sans excès ni superflu.

« Veuillez confirmer votre choix ». Devant mon écran d’ordinateur, il ne me reste plus qu’à valider la procédure de règlement. Certes, ce séjour est onéreux mais la formule que j’ai choisie est la perle rare des vacances organisées.
Jamais jusqu’à aujourd’hui je n’aurais soupçonné l’existence d’une telle offre !

Ce n’est pas la destination qui m’a séduit. Loin de là.
La page d’accueil du site internet de l’agence de voyage expose des clichés de la France rurale sortis tout droit d’un album du début de notre siècle dernier. Mais finalement je n’ai rien contre ces paysages qui n’en mettent pas plein la vue. Contrairement à toutes ces publicités intempestives et souvent mensongères qui présentent des ciels bleus dans des régions où la pluviométrie bat des records. Ou qui montrent des plages au sable fin et de couleur d’or dans des îles dont les rivages ne connaissent que des galets grisâtres et rugueux.

Ce n’est pas la présentation générale du village-vacances qui m’a convaincu, non plus.
Une capacité d’accueil de deux cents personnes. Des habitations adaptées à tous les types de famille ou aux personnes seules. Des espaces communs, notamment pour laver le linge à la main ou en machine. Une piscine extérieure commune. Un restaurant avec sa terrasse. Dix grandes tables peuvent accueillir chacune vingt personnes. Tous les repas ou diverses collations sont servis dans l’espace de restauration. Et puisqu’aucune habitation ne comprend de cuisine, la pension complète s’impose d’elle-même.

Jusque là rien d’exceptionnel.

Je l’avoue. C’est le slogan qui m’a décidé. « Avec nous, un petit rien vous apportera beaucoup!» Tout sauf le luxe, je crois comprendre. Cette simplicité me convient parfaitement.

Puis c’est en parcourant la charte du séjour que j’ai découvert un concept novateur. Grâce à celui-ci je vais pouvoir bénéficier d’une semaine étonnante! C’est ce qui m’a conquis.

Les cinq articles de cette charte sont facilement compréhensibles. Toutefois ils contiennent des formulations parfois lapidaires. Déroutantes. Le dernier en est une illustration. « Si le vacancier refuse de se contenter d’un rien, il sera contraint d’interrompre son séjour. Sans remboursement possible ». Un avertissement.

Je suis prêt à me conformer aux règles de vie collectives. Pas seulement pour des raisons pécuniaires. Mais parce que les quatre premiers articles de la charte donnent des indications pour le moins inhabituelles et surprenantes.
J’aime ce qui sort des sentiers battus. J’ai donc signé la charte.

Le premier article invite le vacancier à n’emporter avec un lui aucun des objets figurant dans une liste prédéfinie. Sont donc bannis du séjour les ordinateurs, les baladeurs numériques, les téléphones portables ou tout autre objet électronique. L’aménagement intérieur des habitations n’a d’ailleurs prévu aucune prise électrique.

Un portique magnétique installé à l’entrée du village-vacances rappelle à l’ordre les récalcitrants.
Une pause technologique, en quelque sorte . Cela m’a tout de suite plu.

Le second article de la charte concerne les déplacements au sein du village. Les véhicules de toute sorte et de toute forme sont proscrits.
Le retour à la posture du bipède. Cela m’a paru naturel.

Le troisième article déconseille sans les prohiber certains modes de vie culturels. Comme les livres, illustrés ou non. La presse écrite sera également absente. « Lecteur solitaire etaficionado des nouvelles du jour » devront s’abstenir.
Des volontaires auront toutefois la possibilité de raconter de mémoire des histoires. Devant un public d’adultes ou d’enfants.

Je pense que je me proposerai.

L’article suivant présente le programme des cinq jours de la semaine. Je m’attendais à y voir figurer une liste d’activités en tout genre. Seule une phrase laconique donne le thème de chaque journée. La formulation à la fois insolite et déconcertante débute toujours de la même façon. « La journée sans ». Puis suivent quelques explications sommaires dont certaines peuvent paraître cocasses.

Le lundi sera « la journée sans parler ». Du moins pour les vacanciers. Durant cette journée d’accueil, leur silence sera exigé. Observer, écouter. Deux attitudes qu’imposera l’équipe d’animation. Une véritable épreuve de patience que les sempiternels poseurs de questions devront surmonter!

« La journée sans manger » désignera le thème du mardi. Un jeûne éphémère. Partiel puisque l’eau sera tolérée. Le chef-cuisinier en profitera pour donner une conférence sur la grande cuisine. Et les gourmets attendront le lendemain pour voir quelques uns de leurs rêves culinaires se réaliser.

Le mercredi, les vacanciers vivront « la journée sans rire ». Ceux-ci seront pourtant soumis au supplice. Car parmi ces derniers certains pourront proposer des histoires courtes, pendant les heures de repas. Le rieur bon public devra se contenir avant de se libérer le jour suivant.
Le thème du jeudi sera « la journée sans s’énerver ». Des activités de relaxation seront proposées. Et des conseils prodigués par des animateurs spécialisés dans la lutte contre le stress. Le lendemain les vacanciers recouvreront la zen attitude.

Le vendredi sera le dernier jour du programme de la semaine. « La journée sans pleurer » s’imposera. Les coeurs sensibles devront maîtriser leurs émotions. Pour y parvenir ils appliqueront ce qu’ils auront appris durant les quatre premières journées de leur séjour.
S’ils le souhaitent, au cours du grand dîner d’adieu préparé par le chef-cuisinier, ces vacanciers, allergiques aux fins de séjour, pourront parler de leur chagrin. De leur cafard. En s’écoutant les uns les autres. Sans s’énerver. A la limite, en rire. Ça libère !

Je pense que je vais apprécier cette semaine. Sans aucun doute.

FIN

Bernard B

Cette nouvelle est la huitième d’une série de treize, écrites en 2012. Un bel et unique objet-livre, rassemblant ces nouvelles, a vu le jour.  Son titre : « Voyages intérieurs ».  Maquette, façonnage et impression ont été achevés en décembre 2013 par Martin Barraud.

L’anniversaire

L’anniversaire

Décidément, je n’arrivais pas à dormir !
La compagnie ferroviaire m’avait pourtant proposé le meilleur service. Un billet de première classe dans une voiture-lits de luxe. Un compartiment équipé d’un seul lit. Une moquette au sol. Un lit respectueux de mon pauvre dos. Sans parler du lavabo, des serviettes et des articles de toilette. Tout pour satisfaire le voyageur le plus exigeant. Un véritable nid douillet, ma foi. Je restai allongé sur mon lit, les yeux fixant le plafond. Je m’interrogeai. Devais-je me lever? Oui, mais pour aller où ? Les déplacements dans un train étaient vite limités. Deux seules directions s’offraient au voyageur. Vers l’avant ou vers l’arrière. De surcroît, ici la nuit n’était pas propice aux rencontres. Ce train avait beau être très convoité, il n’avait toutefois rien à envier avec les ambiances nocturnes des deux capitales qu’il reliait.
Un Paris-Berlin entre le quartier Saint-Germain-des-Prés et le Scheunenviertel. Un train- dortoir. Des voitures à sommeil. Des compartiments à rêve, en supplément. Mais toujours ces lancinantes vibrations sonores que provoquait le frottement des roues sur les rails.
Je m’abandonnai dans les bras de Morphée…

Soudain, on frappe à la porte de ma chambre. Trois coups brefs. Sans doute le contrôleur.
Je me lève. En robe de chambre, les pieds nus, j’avance vers la porte, déverrouille celle-ci puis abaisse la poignée. C’est un personnage fantasque qui se trouve face à moi. Il porte un masque, représentant une tête de chat noire. Un masque vénitien dans un train dont la destination est aux antipodes de Venise ! La situation est cocasse.
D’une voix grave, légèrement éraillée, l’homme me lance : « Suivez-moi ! ». Profitant de mon air hébété, il me saisit le bras gauche puis m’invite à le suivre.

D’un naturel confiant je me laisse faire…
Il s’arrête devant la porte d’un compartiment. Il frappe trois coups brefs. Aucune réponse. Personne ne vient ouvrir. L’homme au masque de chat prend l’initiative de pénétrer dans le compartiment. Je l’imite, non sans quelque réticence, car je suis partagé entre ma curiosité naturelle et mon sentiment de culpabilité.
A découvrir l’état de la chambre, j’ai l’impression qu’une tornade a mis tout sens dessus dessous. Une valise a été renversée. Le sol jonché de vêtements et d’objets hétéroclites laisse supposer qu’un intrus s’est introduit. Mais pour quelle raison ?
Quelles que soient les hypothèses je reste toutefois soulagé. J’ai cru un instant craindre le pire. Heureusement point de corps inerte. Aucun cadavre. Le compartiment s’avère bien vide de toute présence humaine.
« Personne ! » constate de façon laconique l’homme masqué. Je confirme d’un hochement de tête.
Nous continuons notre ronde nocturne. Le compartiment suivant n’offre pas un spectacle de désolation. Toutes les affaires semblent à leur place. Mais les trois lits sont vides. « Des insomniaques sans doute », me dis-je intérieurement, comme pour me rassurer.
Alors que l’homme au masque de chat noir s’apprête à entrer dans un autre compartiment, après avoir frappé les trois coups brefs rituels, une voix claire et limpide chantonne : « J’arrive, je vous retrouve, comme prévu ! ». Je ne peux m’empêcher de sourire car cette voix féminine semble provenir d’une scène jouée dans quelque comédie musicale réalisée par le cinéaste Jacques Demy.
A ma grande surprise, l’homme masqué que j’ai cru être définitivement laconique se met à prononcer plus de deux mots. Il fredonne à son tour, d’une voix rauque et discordante: «Prenez votre temps, ma douce!». Puis un rire grossier, entrecoupé de ricanements sardoniques, finit par envahir le couloir. L’arlequinade se transforme en cauchemar.

Séduit au début par la voix féminine, je me sens ensuite médusé et pétrifié par ce personnage grotesque devenu antipathique et détestable. Mon sang se glace. Je tente de m’enfuir. D’un mouvement surhumain, je réussis à me réfugier dans un autre compartiment dans lequel je m’enferme à double tour, mais sans avoir pris la précaution de vérifier si celui-ci est occupé. Personne. Enfin soulagé. Quelle délivrance ! Je m’assieds au bord du seul lit présent dans cette chambre qui me semble plutôt accueillante. Etrangement familière.

Des indices me rappellent quelque souvenir enfoui au fin fond de ma mémoire. Mais cela reste confus. Il nome della rosa, d’Umberto Eco, posé sur une valise. Un disque vinyle repose sur une chaise. Le quattro stagioni, d’Antonio Vivaldi.
Le Concerto n° 2 en sol mineur résonne dans le train de nuit. L’été. Presto. J’étouffe. Je suffoque. Je quitte précipitamment le compartiment. Je cours dans le couloir à peine éclairé par des veilleuses. Ma fuite semble durer une éternité.

L’espace et le temps sont absorbés dans un trou noir. Un trou noir d’évènements absurdes. Je perçois à nouveau le rire sarcastique de l’homme au masque de chat rouge. Mais moins distinctement. Bientôt d’autres rires, joyeux cette fois-ci, retentissent. Puis le silence.
Je croise une femme et un homme, tous deux enlacés, qui parlent la langue de Dante. Ils semblent être passés devant moi en ignorant ma présence. Suis-je à ce point invisible ? Je décide alors de les prendre en filature. Je verrai bien s’ils s’en rendent compte !

Ils ralentissent, s’arrêtent devant une porte de compartiment et pénètrent dans celui-ci. J’attends un court instant puis me décide de frapper à leur porte. Trois coups brefs. En guise de réponse, le silence absolu. Suis-je à ce point inaudible ?
Je prends l’initiative, contre certaines règles de bienséance, d’ouvrir la porte.

Je tombe des nues lorsque je découvre ma propre chambre. Ma valise, mes affaires personnelles sont restées à leur place. Tout paraît normal. Sauf la disparition du couple. Je quitte à nouveau mon compartiment.

Je tire un rideau qui masque une fenêtre, dans le couloir. J’ai envie de scruter les étoiles. Admirer la voûte céleste en plein cœur de l’été. Mais je n’ai pas de chance. Le ciel est nuageux. Mon attention se porte alors sur une ville éclairée que j’aperçois au loin. Une grande étendue urbaine. Je crois reconnaître le dôme de la Basilique SaintPierre, perchée sur la colline du Vatican. Suis-je bien dans le train de nuit qui relie Paris à Berlin?

Soudain, un brouhaha vient rompre ma contemplation de ce décor insensé et insolite. Le bruit semble provenir de l’arrière du train. Je me mets à parcourir des couloirs interminables. Mes jambes deviennent lourdes et mes pieds maladroitement s’entremêlent. Je trébuche.
Me voilà maintenant allongé par terre, le nez écrasé contre la moquette. Devant moi, des objets jonchent le sol. Des valises entr’ouvertes, des vêtements, des livres. Et puis cet objet que je reconnais aussitôt. Le masque de chat noir ! Qu’est donc devenu son propriétaire ?

Je continue ma progression nocturne. Le bruit devient moins confus. Je crois entendre des voix. Les paroles d’une chanson. Un air familier.
Quand je pousse la porte de la voiture-restaurant, je découvre un spectacle ahurissant ! Je ne m’attends pas à voir autant de monde, de surcroît en pleine nuit. Tous les voyageurs insomniaques semblent s’être donné rendez-vous.

L’aménagement de la pièce est troublant. La décoration, inattendue.
Une immense table rectangulaire est recouverte d’une nappe rouge sur laquelle reposent délicatement des vases de cristal. Dans chacun de ces récipients se dresse une rose blanche dont la tige épineuse baigne dans une eau scintillante. De majestueux chandeliers électriques ornent le plafond de bois de la voiture-restaurant. Je savoure ce tableau fascinant.
Quelle scène envoûtante quand je constate que tous les voyageurs du train de nuit portent étrangement le même masque. Un masque de chat rouge ! S’agit-il d’une agape mystérieuse ? Non, puisque ni mets ni boissons n’ont été servis. Cela m’intrigue.

Quand ils entonnent en canon un joyeux anniversaire, je cherche vainement vers qui les voyageurs portent leur élan fraternel. Ma vision se trouble. Les décibels festifs vont bientôt faire exploser mes tympans…

« Il est huit heures vingt-sept, le Perseus arrive bientôt en gare de Berlin Hauptbahnhof », diffusa une voix monocorde et nasillarde.
Je me réveillai en sursaut, le front en sueur, la bouche pâteuse. Je sortis précipitamment de mon lit. J’enlevai de ma chaussure mon téléphone portable, je regardai l’heure. Et dire que j’avais raté l’excellent petit déjeuner servi dans de la belle porcelaine ! Je n’avais rien entendu. Mon regard se porta sur la boîte de somnifère que j’avais laissé tomber par terre.

A chaque fois que je prenais un train de nuit, pour mes nombreux déplacements professionnels, j’étais frappé d’insomnie. J’avais horreur des trains de nuit. A cause du souvenir douloureux d’un événement passé. La presse en avait parlé longuement, à l’époque. Les faits s’étaient déroulés il y a sept ans. Un jeune couple partait en voyage de noces, à destination de Venise. Durant le trajet de nuit, l’homme, de nationalité italienne, avait disparu. Jamais l’énigme n’aura pu être résolue. Jamais on ne retrouva la trace du jeune homme.

Ezio était mon meilleur ami. Nous nous étions rencontrés à l’Université de Bologne. Grâce à Erasmus. Jeunes étudiants de Lettres nous suivions avec passion les cours de sémiotique du célèbre professeur et écrivain Umberto Eco.
Comme nous avions chacun un budget très serré, nous profitions de la moindre manifestation culturelle gratuite. Un concert de musique classique faisait notre bonheur. Vivaldi était le compositeur préféré d’Ezio…

La jeune épouse d’Ezio n’a jamais pu s’en remettre. Elle mit fin à ses jours l’année suivante. Le jour de la disparition de son bien-aimé. C’était en plein cœur de l’été. Durant la nuit du douze août.

Hier, quand j’arrivai à la gare de l’Est, jamais je n’aurais pu imaginer que je vivrais une nuit si mouvementée…
Mais quelle insouciance ! N’avais-je donc pas réalisé que j’allais voyager cette nuit-là. Celle que je maudissais tant, chaque année.

Le douze août.
Funeste jour de l’anniversaire de la disparition de mon ami puis de celle de sa bien-aimée.

FIN

Bernard B

Cette nouvelle est la septième d’une série de treize, écrites en 2012. Un bel et unique objet-livre, rassemblant ces nouvelles, a vu le jour.  Son titre : « Voyages intérieurs ».  Maquette, façonnage et impression ont été achevés en décembre 2013 par Martin Barraud.

Librairement

Délivrez-nous des maudits maux
Et livrez-nous tous vos mots dits 
Mots en démo ou en promo
Aussi loin d’Amazón pardi !

Librairement libérez-nous
De nos esprits presqu’enfermés
Et libr’errez par devers nous
Entre vos livres essaimés

Libres libraires prenez l’air
Oh ! libraires nos bien aimés
Par vous sont nos vies parfumées
D’un millésime littéraire

En cette année deux mille vingt
De libres libraires se livrent
Par delà les mots et les livres
Ce divin combat n’est pas vain

Bernard B