« Je t’embrasse maman ».
Me voici enfin soulagé de clore la conversation. Je remets mon téléphone portable dans la poche de ma veste.
C’est toujours pareil quand elle m’appelle. Elle commence par me demander un petit service. Le chauffe-eau qui aurait besoin d’un énième réglage. La lampe de la salle de bain qu’il faudrait changer … « Et comment tu vas ? » glisse-t-elle. Alors s’en suit un long monologue. Interminable. Et tout y passe ! Sa dernière sortie avec le groupe du mardi après-midi, son taux de cholestérol, le prochain repas de Noël. Et j’en passe !
Un véritable inventaire à la Prévert de ses activités et de ses petites angoisses. Je me plais souvent à dire qu’elle saute du coq à l’âme !
Une âme têtue comme un âne qui refuse d’avancer sur la route principale. Dans ses pérégrinations, ma mère finit toujours par emprunter des chemins qui ne mènent nulle part.
En ce début de matinée, je déambule paisiblement dans la rue Sainte-Catherine. Une longue rue commerçante. Entièrement piétonne. Bordée de réverbères, de bancs et de bacs à fleurs. J’ai tout mon temps aujourd’hui. Les soldes d’été viennent de démarrer. Une marée humaine est sur les starting-blocks, prête à parcourir les mille deux cent cinquante mètres. Une course de demi-fond. A vos marques, prêts, portez !
Sur l’écran de mon téléphone s’affiche à nouveau le numéro de ma mère. Mais je décide de ne pas appuyer sur la touche verte. Elle me rappellera plus tard. Je n’en doute pas.
Soudain, un coup de feu retentit. Des cris semblent provenir du magasin de chaussures, à l’angle de la rue du Loup. Je vois un homme courir et monter précipitamment dans un véhicule. Un coupé sport, à première vue. Déjà une masse de badauds s’agglutine à l’entrée du magasin. Il aurait demandé la caisse. La vendeuse aurait refusé. Il aurait tiré à bout portant. Puis j’ai vu arriver le Samu, la police… Un festival de sirènes.
Trop tard.
« Et dire qu’elle partait à la retraite, le mois prochain ! », sanglote l’une de ses collègues.
Je me mets à gamberger. L’âge de la dame me fait penser à celui de ma mère qui a pris sa retraite il y a déjà plus d’un an. Elle a été vendeuse elle aussi. Dans une grande surface. Au rayon parfumerie.
Puis de fil en aiguille je commence à broyer du noir. Je tisse un mauvais scénario. J’imagine le meurtrier rayant au fur et à mesure, dans son carnet de serial killer, les noms des vendeuses de la ville. Plus particulièrement celles proches de la retraite ou les toute jeunes retraitées.
J’aurais peut-être dû appuyer sur la touche verte de mon téléphone, tout à l’heure. M’assurer que tout allait bien. Que ma mère n’avait besoin de rien. Lui conseiller de fermer la porte de son appartement à double tour. On ne sait jamais.
Je décide de l’appeler. Cette fois-ci, la conversation aura duré moins longtemps qu’à l’habitude. J’ai posé quelques questions. Les réponses m’ont rassuré.
Finalement, je prends conscience que la vie ne tient qu’à un fil. Et que ce fil de la conversation que j’entretiens chaque jour avec ma mère est précieux. Je veille à ne pas le perdre. C’est un fil à soi. Un fil tendu entre nous deux.
Je poursuis mon lèche-vitrine. Les flâneries d’un consommateur solitaire. Et solidaire des malheureuses destinées des vendeuses de la rue Sainte-Catherine !
Décidément, ce n’est pas leur jour ! Une vendeuse d’une chaîne de magasins de vente de livres à prix réduit vient d’être victime d’un malaise. Terrassée par la pile de livres d’art qu’elle s’apprêtait à mettre en rayon. Dans ce type de magasin il paraît qu’il n’est pas rare de devoir porter des charges équivalentes à une caisse de pommes, à demi-pleine. Soit environ une dizaine de kilogrammes ! Rien n’aura épargné cette pauvre vendeuse, plus toute jeune il est vrai. Mort naturelle ou accident du travail ? En tous cas, ce n’est pas l’œuvre du meurtrier de ce matin.
Il est bientôt l’heure de déjeuner. La pause casse-croûte. Mais après la pause casse-pipe de la vendeuse de livres, l’appétit n’est pas au rendez-vous. Je me contente d’acheter une bouteille d’eau minérale et quelques cannelés. Sans oublier le journal local.
Inconfortablement installé sur un banc, je feuillète mon canard. La rubrique des faits divers. Puis je tombe sur ce court article qui évoque la disparition d’une vendeuse. Celle-ci ne serait pas revenue travailler dans la boulangerie, depuis déjà trois jours. Et où se trouve donc cette boulangerie ? Rue Sainte-Catherine !
Je sors le téléphone portable de la poche de ma veste. Il vient de sonner. Le numéro affiché est celui de ma mère. Que veut-elle encore ? Je n’hésite pas à prendre l’appel. Avec toutes ces histoires de vendeuses en perdition ! J’appuie donc sur la touche verte. Mais la ligne sonne occupée. Ma mère a-t-elle raccroché ? Si oui, pour quelle raison ?
Troublé sur le coup, l’anxiété me gagne ensuite très vite. Je deviens livide. Je me sens lourd. Je reste assis, inerte. Je ressasse intérieurement cette phrase : « Et s’il lui était arrivé quelque chose ? ».
J’ai peur de la perdre. Peur de voir le fil tendu entre nous se casser. Peur de perdre définitivement le fil de nos conversations quotidiennes. Peur de la perdre de vue.
J’observe la foule. Je crois reconnaître le meurtrier de ce matin. Je vois les pauvres vendeuses, une à une s’évanouir puis disparaître. Ma vision se trouble. J’hallucine. Je délire. Je me suis assoupi. Allez, je dois me ressaisir ! Je me lève puis je reprends ma balade commerciale !
Je tente de faire abstraction des évènements récents. Mais c’est plus fort que moi, j’hésite à pénétrer dans un autre magasin.
Je me contente de ma randonnée pédestre. Quand j’aurai parcouru mes deux mille cinq cents mètres, l’aller-retour m’aura permis par la même occasion de me vider le cerveau et de le nettoyer de ses mauvaises pensées !
Soudain, je sens qu’on me tapote sur l’épaule droite. Je me retourne et je me trouve face à un ami que je n’ai pas vu depuis un certain temps. Six mois ? Un an ? J’éprouve quelque difficulté à apprécier la durée. Le temps qui passe. Surtout quand celui-ci semble s’être arrêté depuis ce jour… Quel jour ?
C’est lui qui engage la conversation. « Que deviens-tu, depuis tout ce temps ? ». Je ne réponds pas. « Ça va ? », poursuit-il. Je reste silencieux.
Puis mon vieil ami me fait part de sa peine. Qu’il est désolé de ne pas avoir pu être présent le jour du départ de ma mère. Il parle et parle. Sa voix me semble lointaine. J’entends « le grand voyage ». Je ne saisis pas son propos. Elle n’a jamais fait le moindre voyage, ma mère. Grand ou petit.
Nous passons alors devant le 108 de la rue Sainte-Catherine. Mon ami me saisit le bras droit. « Tu te rappelles ? ». Je lève alors la tête. Je scrute le balcon, au deuxième étage. Un balcon pas très large. J’y vois ma mère, assis dans une chaise de camping pliable. Je la vois prendre son thé. Son bras s’agite dans ma direction. Elle sourit.
« Tu sais, je suis sincèrement désolé, je … ». Mais de quoi parle-t-il ?
Mon ami qui a remarqué la pâleur de mon visage réitère ses excuses. Il dit être mille fois désolé de ne pas m’avoir envoyé de lettre ou de message. Mais il avoue ne pas aimer les formules toutes faites.
Moi aussi je n’aime pas les formules toutes faites.
Je reprends mon téléphone portable, je consulte mon journal d’appel. Elle m’a appelé six fois aujourd’hui !
J’accède à mon répertoire, je sélectionne son numéro, puis je décide de le supprimer.
Mon vieil ami qui me voit absorbé m’interroge. « Tu fais quoi ? ». Je lui réponds, d’un air détaché, que je fais le ménage dans mon répertoire téléphonique.
Il acquiesce. Lui aussi ça lui arrive de le faire. Et il ajoute : « ça empêche que la mémoire sature ! »
Il a raison mon ami.
Moi, ma mémoire elle avait besoin d’un petit nettoyage. Il était temps. Grand temps. Maintenant, je me sens plus léger.
Je vais pouvoir l’achever ma randonnée de presque trois kilomètres.
FIN
Bernard B
Cette nouvelle est la cinquième d’une série de treize, écrites en 2012. Un bel et unique objet-livre, rassemblant ces nouvelles, a vu le jour. Son titre : « Voyages intérieurs ». Maquette, façonnage et impression ont été achevés en décembre 2013 par Martin Barraud.