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Le syndrome d’Alexandre

Calmement, il plaça la pince-monseigneur entre le chambranle et le vantail, à hauteur de la gâche. Vu l’état de la porte, la pression exercée sur l’outil ne dura qu’un court moment. Un morceau de bois vermoulu tomba. La porte s’entrouvrit.
Il se retrouva dans l’arrière-cuisine. Mais l’objet de sa visite n’était pas de s’attarder sur les rangées de pots de confiture, ni sur les caisses de pommes de terre.

Muni de sa lampe de poche il glissa d’une pièce à l’autre. Il atteignit assez rapidement son but.
Devant lui se dressait une montagne de livres.
Il se rappela alors de ces vers de Charles Baudelaire :

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté.

Un sentiment de plénitude l’envahit. Mais la joie fut de courte durée.
Légèrement contrarié, il tourna le dos à la série d’étagères puis se dirigea vers la salle de bain. Il en profita pour se rafraîchir le visage.
Devant le miroir il considérait maintenant d’un air songeur la cicatrice qui parcourait une partie de son crâne chauve. Une ligne de vie. La trace d’une partie de sa vie qui avait basculé un jour. Un évènement qui l’avait bousculé. Un véritable cauchemar.

D’un pas décidé il retourna dans la bibliothèque. Il s’assura que les volets étaient bien fermés. Il tira également les lourds rideaux. Dans le même temps qu’il poussa la porte il effleura l’interrupteur. Allumer la lumière ne présentait dès lors plus aucun risque. Les voisins ne seraient pas alertés.

Alexandre avait tout son temps pour commettre son forfait. Toute la nuit. Même plus s’il voulait. Les propriétaires étaient partis en vacances.
Dans un premier temps, il jeta un rapide coup d’œil sur l’ensemble des rayonnages. Puis son attention se porta sur les tranches des livres.

Il se gratta instinctivement le crâne. Mais sa perplexité fut vite remplacée par une colère légèrement contenue.
« Non, non et non ! » laissa-t-il échapper rageusement, tout en donnant un coup de pied dans cette montagne qui ne fit que vaciller. Seuls quelques livres quittèrent leur emplacement avant d’atterrir sur le parquet de bois.

Alexandre sortit alors un carnet de la poche de sa veste, ainsi qu’un stylo à bille. Puis il s’installa dans le seul fauteuil disponible de la bibliothèque. Un fauteuil de style scandinave des années cinquante ou soixante.
Il feuilleta son carnet qui lui servait de précieux aide-mémoire. Y figuraient des tableaux à double entrée dans lesquels on pouvait lire des noms d’écrivain, des titres de livre et des codes composés de chiffres et de lettres.

Il dirigea son regard vers les rangées de livres. Fronçant les sourcils, il ne put s’empêcher de maugréer, lançant un nouveau « Non, non et non ! ».
Ce mécontentement exprimait sa désapprobation à l’égard de celui ou de celle qui avait choisi de classer les livres de cette façon. Par ordre alphabétique !

Reprenant son carnet, Alexandre se mit à échafauder un plan. Avant tout, sortir de cet inepte « A à Z ». Mais il exclut d’emblée un classement aléatoire qu’il jugeait aussi sévèrement que l’alphabétique. Selon lui, l’un et l’autre conduisait le lecteur à une recherche abêtissante.Alphabêtissante se plaisait-il à qualifier, avec un certain humour.

Il parcourut son aide-mémoire.

Il lui était arrivé un jour d’opter pour un rangement des livres selon la couleur de leur tranche. Mais non dans un ordre défini par des champs chromatiques. Plutôt dans l’état d’esprit d’une association harmonieuse des couleurs. De la créativité !
Une autre fois, il s’était aventuré dans un classement des écrivains selon le sexe. Il avait vite abandonné car le déséquilibre portait préjudice à la cause des rares femmes qui avaient réussi à se frayer un chemin pour accéder au monde de l’écriture.

Et pourquoi ne pas choisir la profession des auteurs ? Mais était-il pertinent de distinguer le philosophe du mathématicien, du musicien ou du médecin ? Car de nombreuses grandes figures avaient exercé avec brio plusieurs de ces métiers.

Alexandre referma son carnet. Il se mit à rêvasser. Il songea à la Bibliothèque de Babel de Jorge Luis Borges. Seule une telle bibliothèque aurait-il pu le transporter de joie ?
Perdu dans ses conjectures et ses chimères, il crut un moment tenir dans les mains Le Livre de sable, de ce même Borges. Mais un tel livre contenant tous les livres n’aurait-il pas annoncé la disparition de la bibliothèque ?

Il se réveilla soudainement, le front en sueur. Il se servit de son mouchoir pour éponger ses craintes. Il caressa son crâne chauve, effleurant sa cicatrice.
Sa maudite cicatrice !
Alexandre se leva d’un bond et, d’un regard haineux, toisa les rayonnages qui garnissaient les deux murs opposés.

Il se servit à nouveau de sa pince-monseigneur. La foudre s’abattit sur les étagères. Peu de livres furent épargnés. Quel spectacle de désolation !

La sirène d’une voiture de police sonna la fin de l’orage. On entendit des pneus crisser et des portières claquer.

Le lendemain, assis devant son bureau, le commissaire parcourait avec satisfaction la transcription de l’interrogatoire. Le mystère des bibliothèques venait enfin d’être élucidé ! Et le psychopathe arrêté.
Le commissaire se gratta la tête. Il pensa alors à la cicatrice d’Alexandre. Celui-ci lui avait fourni l’explication de son origine.

Il y a environ une vingtaine d’années Alexandre, alors jeune étudiant, s’était trouvé dans une bibliothèque à Buenos Aires quand un violent séisme eut secoué la ville. Enseveli sous une montagne de livres il avait pu être secouru mais avait séjourné deux longs mois à l’hôpital. Un coma duquel il était sorti miraculeusement.

Non sans conséquences post-traumatiques.
Le syndrome d’Alexandre fit couler beaucoup d’encre.

FIN

Bernard B

Cette nouvelle est la sixième d’une série de treize, écrites en 2012. Un bel et unique objet-livre, rassemblant ces nouvelles, a vu le jour.  Son titre : « Voyages intérieurs ».  Maquette, façonnage et impression ont été achevés en décembre 2013 par Martin Barraud.

Rue Sainte-Catherine

« Je t’embrasse maman ».
Me voici enfin soulagé de clore la conversation. Je remets mon téléphone portable dans la poche de ma veste.
C’est toujours pareil quand elle m’appelle. Elle commence par me demander un petit service. Le chauffe-eau qui aurait besoin d’un énième réglage. La lampe de la salle de bain qu’il faudrait changer … « Et comment tu vas ? » glisse-t-elle. Alors s’en suit un long monologue. Interminable. Et tout y passe ! Sa dernière sortie avec le groupe du mardi après-midi, son taux de cholestérol, le prochain repas de Noël. Et j’en passe !
Un véritable inventaire à la Prévert de ses activités et de ses petites angoisses. Je me plais souvent à dire qu’elle saute du coq à l’âme !
Une âme têtue comme un âne qui refuse d’avancer sur la route principale. Dans ses pérégrinations, ma mère finit toujours par emprunter des chemins qui ne mènent nulle part.

En ce début de matinée, je déambule paisiblement dans la rue Sainte-Catherine. Une longue rue commerçante. Entièrement piétonne. Bordée de réverbères, de bancs et de bacs à fleurs. J’ai tout mon temps aujourd’hui. Les soldes d’été viennent de démarrer. Une marée humaine est sur les starting-blocks, prête à parcourir les mille deux cent cinquante mètres. Une course de demi-fond. A vos marques, prêts, portez !

Sur l’écran de mon téléphone s’affiche à nouveau le numéro de ma mère. Mais je décide de ne pas appuyer sur la touche verte. Elle me rappellera plus tard. Je n’en doute pas.

Soudain, un coup de feu retentit. Des cris semblent provenir du magasin de chaussures, à l’angle de la rue du Loup. Je vois un homme courir et monter précipitamment dans un véhicule. Un coupé sport, à première vue. Déjà une masse de badauds s’agglutine à l’entrée du magasin. Il aurait demandé la caisse. La vendeuse aurait refusé. Il aurait tiré à bout portant. Puis j’ai vu arriver le Samu, la police… Un festival de sirènes.
Trop tard.

« Et dire qu’elle partait à la retraite, le mois prochain ! », sanglote l’une de ses collègues.
Je me mets à gamberger. L’âge de la dame me fait penser à celui de ma mère qui a pris sa retraite il y a déjà plus d’un an. Elle a été vendeuse elle aussi. Dans une grande surface. Au rayon parfumerie.
Puis de fil en aiguille je commence à broyer du noir. Je tisse un mauvais scénario. J’imagine le meurtrier rayant au fur et à mesure, dans son carnet de serial killer, les noms des vendeuses de la ville. Plus particulièrement celles proches de la retraite ou les toute jeunes retraitées.

J’aurais peut-être dû appuyer sur la touche verte de mon téléphone, tout à l’heure. M’assurer que tout allait bien. Que ma mère n’avait besoin de rien. Lui conseiller de fermer la porte de son appartement à double tour. On ne sait jamais.
Je décide de l’appeler. Cette fois-ci, la conversation aura duré moins longtemps qu’à l’habitude. J’ai posé quelques questions. Les réponses m’ont rassuré.

Finalement, je prends conscience que la vie ne tient qu’à un fil. Et que ce fil de la conversation que j’entretiens chaque jour avec ma mère est précieux. Je veille à ne pas le perdre. C’est un fil à soi. Un fil tendu entre nous deux.

Je poursuis mon lèche-vitrine. Les flâneries d’un consommateur solitaire. Et solidaire des malheureuses destinées des vendeuses de la rue Sainte-Catherine !

Décidément, ce n’est pas leur jour ! Une vendeuse d’une chaîne de magasins de vente de livres à prix réduit vient d’être victime d’un malaise. Terrassée par la pile de livres d’art qu’elle s’apprêtait à mettre en rayon. Dans ce type de magasin il paraît qu’il n’est pas rare de devoir porter des charges équivalentes à une caisse de pommes, à demi-pleine. Soit environ une dizaine de kilogrammes ! Rien n’aura épargné cette pauvre vendeuse, plus toute jeune il est vrai. Mort naturelle ou accident du travail ? En tous cas, ce n’est pas l’œuvre du meurtrier de ce matin.

Il est bientôt l’heure de déjeuner. La pause casse-croûte. Mais après la pause casse-pipe de la vendeuse de livres, l’appétit n’est pas au rendez-vous. Je me contente d’acheter une bouteille d’eau minérale et quelques cannelés. Sans oublier le journal local.
Inconfortablement installé sur un banc, je feuillète mon canard. La rubrique des faits divers. Puis je tombe sur ce court article qui évoque la disparition d’une vendeuse. Celle-ci ne serait pas revenue travailler dans la boulangerie, depuis déjà trois jours. Et où se trouve donc cette boulangerie ? Rue Sainte-Catherine !

Je sors le téléphone portable de la poche de ma veste. Il vient de sonner. Le numéro affiché est celui de ma mère. Que veut-elle encore ? Je n’hésite pas à prendre l’appel. Avec toutes ces histoires de vendeuses en perdition ! J’appuie donc sur la touche verte. Mais la ligne sonne occupée. Ma mère a-t-elle raccroché ? Si oui, pour quelle raison ?

Troublé sur le coup, l’anxiété me gagne ensuite très vite. Je deviens livide. Je me sens lourd. Je reste assis, inerte. Je ressasse intérieurement cette phrase : « Et s’il lui était arrivé quelque chose ? ».

J’ai peur de la perdre. Peur de voir le fil tendu entre nous se casser. Peur de perdre définitivement le fil de nos conversations quotidiennes. Peur de la perdre de vue.

J’observe la foule. Je crois reconnaître le meurtrier de ce matin. Je vois les pauvres vendeuses, une à une s’évanouir puis disparaître. Ma vision se trouble. J’hallucine. Je délire. Je me suis assoupi. Allez, je dois me ressaisir ! Je me lève puis je reprends ma balade commerciale !
Je tente de faire abstraction des évènements récents. Mais c’est plus fort que moi, j’hésite à pénétrer dans un autre magasin.

Je me contente de ma randonnée pédestre. Quand j’aurai parcouru mes deux mille cinq cents mètres, l’aller-retour m’aura permis par la même occasion de me vider le cerveau et de le nettoyer de ses mauvaises pensées !

Soudain, je sens qu’on me tapote sur l’épaule droite. Je me retourne et je me trouve face à un ami que je n’ai pas vu depuis un certain temps. Six mois ? Un an ? J’éprouve quelque difficulté à apprécier la durée. Le temps qui passe. Surtout quand celui-ci semble s’être arrêté depuis ce jour… Quel jour ?

C’est lui qui engage la conversation. « Que deviens-tu, depuis tout ce temps ? ». Je ne réponds pas. « Ça va ? », poursuit-il. Je reste silencieux.
Puis mon vieil ami me fait part de sa peine. Qu’il est désolé de ne pas avoir pu être présent le jour du départ de ma mère. Il parle et parle. Sa voix me semble lointaine. J’entends « le grand voyage ». Je ne saisis pas son propos. Elle n’a jamais fait le moindre voyage, ma mère. Grand ou petit.

Nous passons alors devant le 108 de la rue Sainte-Catherine. Mon ami me saisit le bras droit. « Tu te rappelles ? ». Je lève alors la tête. Je scrute le balcon, au deuxième étage. Un balcon pas très large. J’y vois ma mère, assis dans une chaise de camping pliable. Je la vois prendre son thé. Son bras s’agite dans ma direction. Elle sourit.

« Tu sais, je suis sincèrement désolé, je … ». Mais de quoi parle-t-il ?
Mon ami qui a remarqué la pâleur de mon visage réitère ses excuses. Il dit être mille fois désolé de ne pas m’avoir envoyé de lettre ou de message. Mais il avoue ne pas aimer les formules toutes faites.
Moi aussi je n’aime pas les formules toutes faites.
Je reprends mon téléphone portable, je consulte mon journal d’appel. Elle m’a appelé six fois aujourd’hui !
J’accède à mon répertoire, je sélectionne son numéro, puis je décide de le supprimer.
Mon vieil ami qui me voit absorbé m’interroge. « Tu fais quoi ? ». Je lui réponds, d’un air détaché, que je fais le ménage dans mon répertoire téléphonique.
Il acquiesce. Lui aussi ça lui arrive de le faire. Et il ajoute : « ça empêche que la mémoire sature ! »
Il a raison mon ami.
Moi, ma mémoire elle avait besoin d’un petit nettoyage. Il était temps. Grand temps. Maintenant, je me sens plus léger.
Je vais pouvoir l’achever ma randonnée de presque trois kilomètres.

FIN

Bernard B

Cette nouvelle est la cinquième d’une série de treize, écrites en 2012. Un bel et unique objet-livre, rassemblant ces nouvelles, a vu le jour.  Son titre : « Voyages intérieurs ».  Maquette, façonnage et impression ont été achevés en décembre 2013 par Martin Barraud.