Quand le soleil eut quitté le zénith je repris la marche à travers la plaine. Je longeai le canal sur plusieurs kilomètres, avant d’atteindre enfin le village. Je projetai d’y faire une halte, pour quelques jours peut-être.
Le clocher de l’église était maintenant bien en vue. Je décidai de m’en approcher. Arrivant sur une petite place bordée de magnolias, je levai la tête pour scruter les aiguilles de l’horloge de l’édifice chrétien qui indiquaient en chiffres romains huit heures moins dix. Le village semblait étrangement désert. Étaient-ils tous cloîtrés ? S’étaient-ils tous enfuis ? Si oui, pour quelles raisons ?
Un fond sonore musical à peine perceptible mit fin à mes conjectures alarmistes. Intrigué, j’empruntai la première ruelle à droite puis me dirigeai vers l’Est du village. Je perçus de plus en plus nettement une mélodie qui semblait amplifiée par un haut parleur de qualité médiocre. Malgré le grésillement je reconnus assez facilement « l’hymne à la joie ». Ah ! Beethoven… Je crus entendre le poème de Schiller. « Joie ! Joie ! Belle étincelle divine…»
Quand j’aperçus au loin la grande tablée qui semblait réunir à vue d’œil environ une centaine de personnes, mes premières angoisses s’estompèrent. Les habitants n’avaient donc pas disparu.
Quel était l’objet de ce repas ? Des noces ? Mais je ne voyais point de mariés. Même si de superbes compositions florales décoraient la longue table. Je penchai en faveur d’un banquet. Mais quel était l’évènement important ?
Ne souhaitant pas être vu je restai bien en retrait de ce terrain aménagé pour la circonstance. Une haie de lauriers-palmes joua idéalement le rôle de rideau de verdure derrière lequel je pus à la fois me dissimuler et observer les villageois.
La cloche de l’église retentit huit fois. La musique cessa. Une personne se leva pour prendre la parole.
Il s’agissait du maire de la commune au vu de l’écharpe tricolore à frange d’or qu’il portait de l’épaule droite au côté gauche, le bleu près du col de sa veste.
Son discours avait duré près d’une heure, mais je n’eus pas le temps de m’ennuyer tant ses propos excitèrent au début ma curiosité et ensuite exercèrent sur moi une réelle fascination ! Après un parcours historique de son village, le maire fit le portrait de ses habitants. La troublante virtuosité de son coup de pinceau lyrique prouvait à quel point cet homme considérait ceux-ci quasiment comme ses propres enfants.
Selon lui, l’assemblée présente représentait l’humanité en miniature. Il acheva son discours sur un registre philosophique, en évoquant la finitude dont chacun devait avoir conscience.
Je ne prêtai pas attention à l’absence d’applaudissements car je fus subjugué par tous ces visages marqués par la mélancolie et la tristesse. Pour accompagner cet instant d’émotion les haut-parleurs diffusèrent un poème de Louis Aragon, chanté par Jean Ferrat.
« La vie aura passé comme un grand château triste que tous les vents traversent… »
Les neuf coups de la cloche mirent fin à l’Epilogue.
Les personnes qui s’exprimèrent par la suite firent à leur manière l’éloge de leur condition humaine. Des vies de peines et de joies. Marquées par la peur et le courage. Selon les habitants de ce village, l’humanité n’avait su dépasser ses propres contradictions. L’esprit des lumières n’avaient pu vaincre les affres des siècles suivants marqués par l’irrationnel, clamaient-ils.
La fin de chaque discours me faisait penser à ces conférences philosophiques auxquelles j’assistais avant que je prisse mon année sabbatique.
La soirée se poursuivit ainsi, alternant morceaux musicaux et paroles d’habitants. Chacun put intervenir, ne fut-ce que de manière laconique.
Les douze coups de minuit retentirent.
Derrière ma haie de lauriers-palmes, je commençai à comprendre. Le fait que je constatai me bouleversa. En effet aucun des discours ne faisait référence à un futur proche ou lointain. Comme si le mot demain avait été rayé du dictionnaire. Comme si demain était voué à disparaître.
Le jeune enfant qui prit la parole en dernier confirma mon soupçon. Il parla d’une « fin du monde » imminente, sans toutefois en préciser l’heure.
Je ne sus comment prendre cette annonce tant je fus abasourdi. Je n’avais d’ailleurs aucun moyen de vérifier la véracité de celle-ci puisque dès que je m’étais engagé dans mon périple je m’étais lancé comme défi de me détacher des nouvelles du monde.
La fin du monde ?!
Ce fut surtout le comportement de ces villageois qui me surprit. J’aurais compris aisément si j’avais assisté à des scènes de panique ou de pillage. Or, seule une lancinante tristesse avait traversé cette soirée.
Après que les deux coups de la cloche retentirent, tous se levèrent, comme d’un seul mouvement. Puis tranquillement chacun sembla regagner son foyer. Trop sereinement, songeai-je.
Allaient-ils attendre patiemment l’heure fatidique ? Prendraient-ils l’initiative de mettre fin à leur jour en absorbant quelque substance mortelle ?
J’en profitai alors pour m’avancer vers la tablée devenue déserte. Les bouteilles étaient vides. Quelques corbeilles contenaient encore quelques fruits de saison. J’examinai les alentours. C’est alors que je remarquai la présence d’une affichette, collée sur le tronc d’un chêne. Je m’en approchai et pus lire ceci : « La fin du monde. Samedi 21 juin. Musique, chansons et discours. Soirée sans alcool. »
Ils avaient organisé leur propre fin, pensai-je tristement.
Mais je fus quelque peu déstabilisé quand je lus au bas de l’affichette cette phrase, écrite en petits caractères : « Cette année, à la demande du Conseil municipal, la Préfecture autorise exceptionnellement les animations jusqu’à deux heures du matin. »
Je fus interloqué.
Abusant de ma crédulité, cette soirée s’était donc déroulée comme une pièce de théâtre durant laquelle chaque habitant s’était appliqué à jouer sa dernière scène terrestre.
Je me surpris à applaudir le jeu des acteurs. Puis dans la bonne humeur je quittai le village.
FIN
Bernard B
Cette nouvelle est la quatrième d’une série de treize, écrites en 2012. Un bel et unique objet-livre, rassemblant ces nouvelles, a vu le jour.
Son titre : « Voyages intérieurs ».
Maquette, façonnage et impression ont été achevés en décembre 2013 par Martin Barraud.