Du haut de son sixième étage, accoudé au balcon, il contemplait la foule qui déambulait dans la rue ; il souriait en pensant à la série de recommandations que lui avait faites ce matin-même son amie, avant qu’elle ne fût partie ; « pour son voyage d’affaires » disait-elle à chaque fois qu’elle s’absentait pour une semaine.
Tout était consigné dans un petit cahier à spirale de couleur rouge dans lequel on pouvait commencer à lire cette liste ordonnée : « Éviter les nuisances sonores (à cause des voisins), nourrir les poissons (mais pas trop), relever chaque jour le courrier (à cause des journaux publicitaires qui encombrent la boîte aux lettres)». Admirable Rose ! Si elle avait pu faire publier un « Guide des recommandations domestiques à l’usage des hôtes », celui-ci aurait sans doute fait un best-seller !
Martin se retourna pour scruter l’aquarium. Il était conscient à cet instant d’être conditionné par la consigne n°2. Comme rien n’indiquait dans le comportement des poissons une quelconque détresse, Martin fut donc rassuré.
Il put donc continuer à observer les manifestants. Il était intrigué par le contraste flagrant qu’il y avait entre la lenteur du cortège apparemment résigné et pacifique et la teneur des slogans, plutôt revendicative et belliqueuse. Ce spectacle lui paraissait si surréaliste ! Très vite rejoint par l’ennui il tourna le dos à la rue, s’allongea dans une chaise longue, prit le casque et le baladeur numérique que son amie avait laissés sur la table basse. Il choisit un programme musical aléatoire et éclectique.
Il se sentait comme chez lui dans cet appartement que Rose avait acquis récemment. Et ce n’était pas la première fois qu’elle l’invitait pour une semaine. « Tu es chez toi » lui disait-elle à chaque fois, en lui accordant toute sa confiance. Martin fut gagné par une légère torpeur, favorisée il est vrai par un morceau de musique baroque que diffusait le baladeur numérique ; la viole de gambe avait un pouvoir hypnotique sur lui.
Quand Martin se réveilla le soleil avait déjà commencé à décliner. Il enleva son casque, posa celui-ci ainsi que le baladeur sur la table basse. Un sourire de satisfaction parcouru son visage. Il avait suivi à la lettre la première des recommandations, épargnant ainsi aux voisins une douche de décibels.
Rose n’avait pas tort, songea-t-il ; elle n’avait pas tort de rappeler les habitudes de son chez- soi. Mais fallait-il en écrire autant? Il avait dénombré soixante-et-une consignes dans le fameux cahier à spirale de couleur rouge !
Le lendemain, aux alentours de midi, Martin descendit vider la boîte aux lettres. Il ne connaissait pas l’heure de passage du facteur; Rose ne lui avait pas fourni cette précision. Il remonta bredouille à l’appartement, un peu déçu certes mais avec le sentiment du devoir accompli.
Martin prit peu à peu conscience de sa situation. Il était en vacances, avait décidé de partir de son domicile, notamment pour rompre avec son quotidien ; puis voilà que ce cahier à spirale lui rappelait les contingences de la vie domestique ! En outre, il ne pouvait pas le perdre de vue, tant sa couleur attirait l’attention. Martin était d’ailleurs intimement séduit par l’idée que le choix délibéré de ce rouge Dalloz conférait à ce cahier à spirale un statut de Code du travail domestique.
Il lui fallait donc respecter ce Code qu’avait élaboré son amie législatrice ! Cela finit par l’amuser et remplir sa semaine pour laquelle il n’avait pas prévu de programme particulier si ce n’est se livrer aux douceurs du farniente.
Martin aurait pu se contenter de suivre à la lettre cet inventaire à la Prévert de la vie domestique. Mais il alla plus loin. Il décida de laisser des traces analogues à celles laissées par son amie ; il prit l’initiative d’acheter un cahier à spirale ! Il le choisit de couleur verte, pour le distinguer de son homologue. Il conserva l’ensemble des recommandations. Il créa des groupes homogènes : les consignes liées à l’hygiène, celles liées à l’utilisation des appareils électroménagers, celles liées au rangement des objets, etc. Martin n’était pas mécontent d’avoir établi une taxinomie des actions domestiques !
Ce goût de la classification était en quelque sorte son sens logique. Son sixième sens. Martin créa ainsi un nouveau guide des recommandations domestiques, en espérant ne pas concurrencer celui de son amie. Avait-il eu tort de prendre cette initiative ? L’idée lui traversa l’esprit.
Les journées passèrent ainsi très vite. Les lectures parallèles des deux cahiers à spirale y contribuèrent.
Rose revenait le lendemain. Martin avait déjà prévu le scénario. Il accueillerait son amie, la rassurerait en lui disant qu’il avait pris grand soin à respecter les recommandations du cahier à spirale de couleur rouge ; puis il lui présenterait le cahier à spirale de couleur verte ; enfin il guetterait, avec certes quelque appréhension, les réactions de son amie.
Au retour de son amie, Martin avait préparé un thé à la menthe. Ils étaient maintenant confortablement installés sur le balcon, jouissant des derniers rayons d’un soleil automnal.
Un sentiment de plénitude envahit Martin. Il était satisfait d’avoir accompli son devoir. Rose l’avait remercié chaleureusement. Le contrat domestique avait été honoré.
Mais surtout Martin fut comblé en même temps que ses craintes se dissipèrent. Son amie venait d’accueillir très favorablement son initiative et acceptait l’idée que le cahier à spirale de couleur verte pût servir de référence aux prochains hôtes.
Le thé était maintenant suffisamment infusé. Martin et Rose le savourèrent, silencieusement. Cet instant d’intimité exprimait à la fois une connivence et une complicité que seuls de bons amis pouvaient avoir entretenues. Martin se retourna puis remarqua son cahier à spirale de couleur verte, posé sur le guéridon, à l’entrée de l’appartement.
A présent, il était convaincu d’avoir eu raison.
FIN
Bernard B
Cette nouvelle est la deuxième d’une série de treize, écrites en 2012. Un bel et unique objet-livre, rassemblant ces nouvelles, a vu le jour.
Son titre : « Voyages intérieurs ».
Maquette, façonnage et impression ont été achevés en décembre 2013 par Martin Barraud.
Excellent Bernard je me suis laissée emportée …. Merci !!!!!!!! Chris
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Merci Chris! Et je t’invite à lire aussi la 1ère (« Le cœur sur la main »)… mais le scénario est plutôt « horrible », comme le souligne une internaute (sur ma page fb)!
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