Le coeur sur la main

Je suis assis. Une table située au centre de la pièce me sépare de la jeune femme. J’observe cette dernière. Mais elle ne me regarde pas. Elle semble se concentrer sur son petit cahier à spirale. Elle tourne délicatement son stylo à bille entre ses doigts. Un Bic cristal de couleur noire. Et sa pointe de taille moyenne.

Puis, celle qui va devenir mon interlocutrice le temps d’un entretien jette les premiers mots sur la page blanche, telles des étoiles filantes nées de la main d’une calligraphe.
C’est elle qui a engagé la conversation. D’une voix claire et déterminée elle m’a demandé pourquoi je les avais tués. Je lui ai répondu, avec ma spontanéité habituelle :

« Parce que c’étaient de bonnes personnes. Généreuses, attentionnées, dévouées et serviables à l’égard de leur entourage. Bienveillantes, charitables, altruistes et désintéressées. Je les ai tuées pour toutes ces qualités. C’est l’unique raison, n’en cherchez pas une autre. »
Les autres motifs, je les garde pour moi. C’est mon jardin secret.

Je hais les bienveillants. La profusion de leurs qualités me révolte. Leur excès de bienfaisance est une véritable maladie qu’il faut absolument combattre. Les gens atteints de philanthropie aiguë devraient être enfermés !
« Vous me demandez comment je les ai choisis ? Vous savez, cela ne se fait pas en un jour. Cela demande toujours beaucoup de patience. Énormément. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point ! »

Je flaire tel un chasseur la belle âme. Le bien personnifié.
« Comme à chaque fois je commence par le commencement. J’achète le journal. Je me mets à l’affût d’une conférence publique sur le bénévolat ou d’une manifestation caritative. Puis je décide de m’y rendre si le jeu en vaut la chandelle. Si une figure suffisamment couverte d’éloges par la presse est susceptible de me fasciner.»
Non, je n’opère pas la nuit comme tous ces rôdeurs. Je ne me cache pas derrière un buisson comme ces pervers démoniaques ! Je suis sain d’esprit, moi !

« Puis j’écoute, j’observe. Je m’assure que la personne possède toutes les qualités requises. Si tel est le cas, je décide de prendre cette personne en filature. Cela ne dure jamais plus d’une semaine. »
Je n’aime pas laisser traîner les choses. Si jamais la générosité de mon bon samaritain venait à s’effriter. On ne sait jamais !

Ma jeune interlocutrice marque une pause. Elle me regarde droit dans les yeux. Je détourne le regard. J’attends avec impatience que ses doigts longs et fins reprennent le stylo. Et poursuivent l’art de la belle écriture.
« Si j’ai des remords, des regrets ? Oui. Je regrette de ne pas avoir commencé plus tôt ! Mais avant ces cinq dernières années, je n’étais pas prêt. Pas suffisamment préparé ou expérimenté. »

Déjà tout jeune je me suis entraîné sur des chats. J’ai toujours choisi de bons chats. Vifs et câlins ! Après coup, j’ai pu avoir des doutes sur certains. Mais cela ne m’a jamais inquiété. On dit bien que les chats ont plusieurs vies.
« Avez-vous conscience combien il est difficile d’extraire le cœur de personnes dévouées corps et âme à leurs bonnes œuvres ? C’est tout un art. Une opération délicate. Un travail de spécialiste.»

Et ne me demandez pas pourquoi je ne suis pas devenu chirurgien. Je hais les chirurgiens ! Ces sauveurs de vies qui réussissent des greffes de cœur. D’ailleurs, quelle déception quand je découvre un cœur artificiel !

La jeune femme ne me demande rien. Depuis déjà un bon moment. C’est moi qui fais les questions et les réponses. Elle m’écoute attentivement, sans sourciller. Et couvre les pages de son cahier à spirale d’arabesques minuscules.
« Pourquoi une telle mise en scène macabre ? Parce que cela ne vous semble pas couler de source ? Quand une personne a prouvé qu’elle avait le cœur sur la main, quoi de plus naturel qu’elle puisse songer à tendre celle-ci et offrir ainsi son organe. En toute logique je ne fais qu’exaucer ses souhaits. Rien de plus. »

Ah ! Si vous pouviez ressentir l’intense plaisir qui délecte mes sens lors des ultimes pulsations d’un cœur. D’un cœur posé délicatement sur la main. D’une main si généreuse…

« Vous ne m’interrogez plus ?
– Non monsieur, l’entretien est terminé. Nous nous reverrons sans doute plus tard. Un autre jour.
– Bien, docteure. »
Deux agents de police sont venus me chercher pour me ramener en prison. Dans le couloir, l’un des deux hommes m’a susurré à l’oreille sur un ton moqueur que je serai sans doute déçu. Je lui ai demandé pourquoi.
Il m’a répondu que les détenus que je côtoierai ne sont pas des mères Térésa ou des abbés Pierre. Je n’ai pas réagi. Je me suis contenté d’un sourire intérieur.
De toute façon, je suis quelqu’un de patient. Je n’aurai qu’à observer, écouter. Je finirai bien par la trouver la bonne âme. A cœur vaillant rien d’impossible !

FIN

Bernard B

Cette nouvelle est la première d’une série de treize, écrites en 2012. Un bel et unique objet-livre, rassemblant ces nouvelles, a vu le jour.

Son titre : « Voyages intérieurs ». 

Maquette, façonnage et impression ont été achevés en décembre 2013 par Martin Barraud.

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